mercredi 5 mars 2008

MÉDECINE TRADITIONNELLE EN ÉQUATEUR • Quand les chamans exercent en toute légalité

Courrier international n° 699 - 25 mars 2004

Enquête
Dans certains centres de santé équatoriens, le chaman, l'accoucheuse et le rebouteux officient désormais aux côtés du dentiste, du gynécologue et du médecin généraliste. Cette intégration permet notamment de valoriser les pharmacopées traditionnelles.


Mercedes a eu plus de mal à trouver le récipient adéquat qu'elle ne l'imaginait. Les pharmacies vendent en général des flasques dont les parois sont d'une coloration blanchâtre qui empêche de voir le contenu. Or la couleur du récipient est très importante. Le yachac [médecin indien] a bien insisté : le récipient contenant l'échantillon d'urine doit être transparent. Sinon, il ne pourra pas procéder à l'analyse - une analyse qui n'a pas besoin d'un laboratoire sophistiqué. Xavier Perugachi, le yachac, a simplement recours à son oeil exercé et à des pierres spéciales, sur lesquelles on sait très peu de chose. Dans le Jambi Huasi [maison de santé] où le yachac reçoit ses patients, on utilise également d'autres méthodes de diagnostic issues de la culture indienne, comme la lecture de la bougie - qui, pour Perugachi, équivaut à "regarder un écran de télévision" - ou la "radiographie du cochon d'Inde", qui consiste à passer cet animal sur le corps du malade pour déterminer quels sont les organes atteints. Après le diagnostic vient le traitement, qui s'appuie sur l'utilisation d'essences naturelles (aromathérapie) ou de plantes médicinales. Ces connaissances ont été transmises à Perugachi par son père et par son grand-père. Il en a acquis d'autres à Santo Domingo de los Colorados, où il a étudié la médecine pendant vingt ans avec les Indiens Tzáchilas.
Avant que l'actuelle Constitution n'entre en vigueur, ces pratiques étaient prohibées par le Code pénal, avec des peines de prison dans certains cas. Aujourd'hui, elles sont légales et réglementées par la Direction de la santé des peuples indiens, qui dépend du ministère de la Santé. Dans les centres de santé tels que le Jambi Huasi, le yachac, l'accoucheuse et le rebouteux officient aux côtés du dentiste, du gynécologue et du médecin généraliste. Le Jambi Huasi est le lieu où se produit la rencontre de deux cultures. Celui d'Otavalo, créé en 1994, reçoit environ 600 personnes par mois, dont plus de la moitié veulent être soignées par des tradipraticiens. Soixante-dix pour cent des patients du yachac sont métis. Le coût de la consultation est de 3 dollars. Ces chiffres concordent avec des statistiques récentes révélant que la médecine parallèle - qui inclut la médecine indienne, la naturopathie, l'homéopathie et l'acupuncture - rassemble de plus en plus d'adeptes dans le monde.
Au dire du Dr Arturo Chiriboga, un chirurgien converti à l'homéopathie et à l'acupuncture, environ 60 % des Equatoriens se sont tournés vers des médecines différentes de la médecine occidentale. Selon lui, cette évolution est due au fait que l'Occident traverse une crise provoquée par "la confusion des concepts de base du travail thérapeutique, qui définissent la santé comme un silence des organes, une absence de gêne ou de symptômes organiques, et par rapport à une approche statistique qui définit la normalité". Une telle approche ne satisferait pas les besoins de santé et de bien-être. Cette crise serait une expression du désenchantement de nos contemporains, revenus du positivisme cartésien qui a influencé le développement de tout ce que nous connaissons sous le nom de science et qui, "dans le cas de la santé, voit le corps comme un mécanisme ou une somme d'organes et ignore l'intégralité de l'être". En conséquence, les maladies ne sont pas traitées en stimulant les défenses naturelles de l'organisme, mais seulement en masquant les symptômes douloureux. Pour le Dr Chiriboga, l'Occident contribue à l'édifice de la santé avec sa technologie (techniques chirurgicales, appareils, etc.), mais pas avec sa médecine.
Selon le Dr José Luis Coba, coordinateur de l'unité qui délivre le diplôme de santé intégrale à l'université Simon-Bolivar, la médecine traditionnelle offre une vision "holistique ou intégrale [...], qui considère le corps humain comme un système faisant partie intégrante de systèmes plus grands, en interaction constante, avec des variables liées à l'environnement, aux émotions, aux aspects physiques, écologiques, biologiques et sociaux..." C'est ce qui explique l'utilisation des plantes et des herbes par les yachacs. Ces pratiques se faufilent par l'interstice qu'a ouvert la crise de la pensée scientifique et rationnelle, qui n'a pas apporté le bonheur à l'humanité. Alors, cette dernière cherche et accepte d'autres explications ou savoirs, dont ceux qui incluent des pratiques magico-religieuses, telle la médecine indienne. Ces pratiques se fondent sur une conception du monde "qui sacralise la vie... Les Indiens croient que toute la vie naît de quatre grands aïeux, l'eau, l'air, la terre et le feu, et de leur combinaison. La bonne santé dépend de leur harmonie", précise le Dr Chiriboga. C'est la raison pour laquelle ceux qui peuvent rétablir cette harmonie, c'est-à-dire les yachacs et les chamans, invoquent ces éléments dans les rituels de guérison.


Les premiers cultivent un savoir qu'ils ont hérité de leurs parents ; les seconds l'apprennent d'autres sages. Hormis rétablir l'harmonie ou l'équilibre énergétique, qui rend au corps sa jinchi [force], que peut faire la médecine traditionnelle ? Il n'existe aucune statistique permettant de tirer des conclusions. Ce type de médecine ne traite pas spécifiquement de maladies psychosomatiques, puisque "la médecine indienne ne dissocie pas le corps et le domaine psychoaffectif". Le Dr Chiriboga rappelle à ce sujet que "personne ne soigne rien" et que "le corps se soigne seul". Il reconnaît cependant que la médecine indiennne s'est développée à l'époque du Tahuantinsuyu [les "quatre quartiers" - nom que les Incas donnaient à leur Empire], lorsque "les maladies les plus répandues étaient les maladies sociales, comme celle que l'on appelle le mal aire [littéralement "mauvais air" : fièvre accompagnée de vomissements et de diarrhée]. Elles étaient dues à des émotions provoquées par un événement négatif, qui altéraient le système." Xavier Perugachi, lui, affirme qu'il soigne. Pour cela, il a principalement recours aux plantes : l'oshelín pour l'ostéoporose, l'ambo [variété de pomme de terre dont le nom botanique est Solanum tuberosum] pour la mauvaise vue, etc. La liste est longue. Il en conserve des centaines dans son cabinet.
Le point fort de la médecine traditionnelle est donc le savoir des yachacs et des chamans. Mais c'est également sa faiblesse. Comme le dit le Dr Miryam Conejo, directrice indienne du Jambi Huasi, "il faut différencier les tradipraticiens des charlatans, qui trompent les gens". L'un des rôles de la Direction de la santé indienne, créée en 1999, est justement de garantir que les tradipraticiens sont de véritables médecins. Ceux-ci ne pouvant fournir aucun diplôme, le critère utilisé est celui de la légitimité sociale, c'est-à-dire que les médecins sont nommés après consultation des communautés et des organisations indiennes. La réglementation de cette pratique médicale sera spécifiée dans un nouveau Code de la santé, élaboré à l'heure actuelle par les parlementaires avec l'aide de certains organismes internationaux supervisés par l'Organisation panaméricaine de la santé.


Pablo Albán

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