samedi 27 octobre 2007

Tant de roses et quelques épineux problèmes

hebdo n° 830 - 28 sept. 2006

ÉQUATEUR

Parce qu’elles y poussent belles, grandes et droites, le pays est devenu le premier exportateur mondial de roses. Pour les ouvrières du secteur, la vie n’est pas si rose...


Sous la gigantesque bâche de plastique blanc qui s’étend dans la vallée équatorienne de Cayambe, à 80 kilomètres au nord de Quito, un nombre incalculable de réflecteurs puissants, conçus pour accélérer la croissance des fleurs, sont braqués en permanence sur la nouvelle star de l’économie nationale : la rose. Celles de plus de un mètre de haut qui fleurissent chaque matin l’hôtel le plus cher du monde, le select et lointain Buró Al-Arab (à Dubaï), ont été cueillies dans ces serres. De même que celles qui ornaient la cathédrale de la Almudena le jour du mariage du prince des Asturies. Grâce à l’extraordinaire qualité de la rose de Cayambe, considérée par les experts comme la plus belle du monde, l’Equateur est devenu le premier exportateur mondial du secteur. L’industrie de la rose, dont la production atteint 2,5 milliards d’unités par an, a injecté 320 millions d’euros dans les caisses du pays en 2005. Seuls les dollars du pétrole et des bananes ont fait mieux. Avec de tels chiffres, il n’est pas étonnant que la région de Cayambe (80 000 habitants, dont 47 % d’Indiens) soit un des derniers bastions nationaux à résister à la vague d’émigration qui a emporté 3 millions d’Equatoriens. Loin de diminuer, la population de cette région ne cesse d’augmenter. Mais cette industrie florissante ne sent en réalité pas toujours la rose : pollution, problèmes sanitaires, bas salaires, longues journées de travail, harcèlement sont autant d’épines auxquelles sont confrontés les travailleurs du secteur. Le cas le plus choquant est celui des enfants “Ce que vous devez faire si vous êtes victime de harcèlement sexuel dans les plantations” : cette affiche est accrochée sur le mur du centre Fundess, qui fournit un soutien juridique aux employés des serres de Cayambe. Les travailleurs viennent y raconter à César Estancio, le directeur du centre, qu’on les a renvoyés “parce qu’on n’avait plus besoin d’eux”. D’autres se plaignent de souffrir d’asthme, de boitements ou de migraines, causés par les pesticides. Enfin, certaines femmes ont refusé d’obéir à leur chef quand celui-ci leur a lancé : “Allez, sois mignonne, viens avec moi à l’hôtel du coin.” “Nous défendons les droits de ces travailleurs, car deux entreprises seulement sur les 400 qui travaillent dans le secteur ont un syndicat”, explique César Estancio.


Le cas le plus choquant est celui des enfants, qui représentent 20 % des effectifs du secteur, selon l’Organisation internationale du travail (OIT). En théorie, il est illégal de faire travailler les mineurs de moins de 15 ans. Et pourtant… “Je n’aime pas les fleurs parce que c’est un travail ennuyeux et qu’il fait très chaud”, se plaint le petit Jairo H., une visière rouge sur la tête et le pantalon usé par le travail et la chaleur. Il a commencé par donner un coup de main à ses parents le samedi (99 % des enfants de Cayambe ont quelqu’un de leur famille qui travaille pour l’industrie de la rose) et il a fini par se retrouver le dos courbé toute la semaine. Il manipule fréquemment des produits chimiques et des résidus, deux activités strictement interdites par l’OIT. Jairo ne va plus à l’école. Il a 11 ans et le visage brûlé par le soleil. C’est justement dans les rayons qui brûlent Jairo que réside le secret de l’extraordinaire qualité des roses de Cayambe. En effet, plus ces fleurs sont cultivées près du parallèle zéro – l’équateur, où les rayons du soleil tombent perpendiculairement à la surface de la Terre –, plus grande est leur qualité. Les Equatoriens ont découvert cette poule aux œufs d’or il y a moins de vingt ans. Les deux premiers hectares qui ont été plantés, en 1983, paraissent ridicules à côté des 3 870 hectares actuels, sur lesquels travaillent 60 000 personnes. Sur les 400 entreprises équatoriennes qui travaillent dans le secteur de la rose, plus de la moitié sont situées à Cayambe, qui fournit 70 % de la production nationale. Théoriquement, la journée de travail dans les serres commence à 6 heures du matin et se prolonge sans interruption jusqu’à 14 heures, ce qui fait donc un total de quarante heures hebdomadaires, le maximum établi par la loi. Les heures en plus doivent être payées en heures supplémentaires, mais peu d’entreprises s’en acquittent. En juillet dernier, Celinda Fernández s’est avisée de réclamer un supplément de 25 dollars, nettement au-dessous de ce que lui devait son employeur, Hoja Verde. Elle a été renvoyée.


Maria a le corps gonflé, des taches sur la peau Celinda, mère de deux enfants, est mariée à un ouvrier de la rose. Quand elle travaillait aussi dans ce secteur, Celinda gagnait 118 euros par mois, dont il ne lui restait que 95 euros après avoir payé le transport, la sécurité sociale, ainsi qu’une sorte de caution destinée à couvrir les risques de détérioration du matériel. Dans l’industrie de la rose, 60 % des travailleurs sont des femmes ; 55 % d’entre elles, dont 71 % ont entre 20 et 24 ans, ont déjà été victimes de harcèlement sexuel et 18,81 % ont eu des rapports sexuels avec leurs collègues ou supérieurs contre leur gré ; 90 % ont été agressées sexuellement. Ces chiffres proviennent de l’étude intitulée “Harcèlement sexuel au travail dans le milieu de la floriculture”, conduite par Norma Mena, de l’Institut d’écologie et de développement des communautés andines (IEDECA). María Imbaquingo, une Indienne à la peau foncée et à la longue tresse, membre du syndicat de l’entreprise Florequisa, connaît bien le sujet. Elle a elle-même subi une tentative de viol et a enduré les insinuations répétées de ses collègues masculins. Elle a le corps gonflé, des taches sur la peau, le dos en compote, et elle a dû se faire opérer l’œil car trop de poussière s’y était accumulée. Il y a des jours où elle ne peut même pas bouger. “Même les médecins ne savent pas ce que j’ai ; ils me disent de ne pas retourner travailler dans les serres. C’est bien gentil, mais comment je fais alors ?” ironise-t-elle. Selon un rapport du Centre d’études et de conseil en santé (CEAS), 57,9 % des travailleurs ont un taux d’acétylcholinestérase [une enzyme du système nerveux] trop bas. Le directeur du centre, Arturo Campaña, explique : “Un phénomène d’hyperstimulation du système nerveux se produit lors d’une exposition à des composés organophosphorés.” Vertiges, pertes de mémoire, irritations, problèmes respiratoires, troubles de la coordination, évanouissements et infections en sont les conséquences. “Il n’y a pas de roses sans épines”… Ce dicton n’est nulle part aussi vrai qu’à Cayambe.

Isabel García Martín El Mundo

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